APPEL A CONTRIBUTIONS NUMÉRO THEMATIQUE

 TROUBLES DANS LA DIALECTIQUE DU TRAVAIL ET DE LA FORMATION

En France, l’essor d’un « capitalisme actionnarial » (Honneth, 2006) depuis une vingtaine d’années, et la transformation profonde de la société qui l’a accompagné ont contribué à redéfinir les normes du travail autour de la start-up nation(Gouritin, 2019) et de la figure idéalisée du travailleur « entrepreneur de lui-même » (Honneth, 2006), « objectivé », autonome et responsable (Supiot, 2005), sacrifié sur l’autel de la performance (Ehrenberg, 1995, 1998). Plus récemment, les restrictions sanitaires et les confinements imposés au nom de la lutte contre la Covid-19 ont apporté, de façon inédite et en accéléré, leur pierre à cet édifice normatif reconfiguré. Un nouveau palier semble avoir été ainsi franchi dans un monde du travail déjà-là, mondialisé, numérisé grâce aux technologies de l’information et de la communication, incarné par « un être humain disponible en tout lieu et à toute heure pour travailler ou consommer » (Supiot, 2005, p.206). Entre autres « nouveautés », soutenir l’économie de marché « quoi qu’il en coûte » selon la formule consacrée, télétravailler entièrement à domicile, digitaliser à marche forcée les entreprises, introduire une distinction entre les activités professionnelles essentielles et celles qui ne le sont pas, les premières, celles par exemple des aides-soignants, éboueurs, caissiers, infirmiers, enseignants, pompiers, étant paradoxalement les moins valorisées socio-économiquement, ont conduit les acteurs du travail à réinterroger leurs conceptions, leurs relations, leurs choix d’action (arbitrages) et leurs pratiques.

L’écho de ces reconsidérations a raisonné jusque dans les structures du travail, politique, juridique, économique et sociale, du moins provisoirement. Force est de constater, en effet, que, dès le retour à la vie normale, à défaut d’être remises en question à la racine, elles ont peu à peu repris leur droit. Sous la pression de l’opinion publique et pour le maintien d’une cohésion sociale de surface dans une société « hyperinégalitaire » (Piketty, 2019), l’Etat a certes opéré des réajustements (primes aux professionnels essentiels, généralisation du recours au chômage partiel pour éviter les pertes d’emploi, etc.), mais à la marge ou ponctuellement, sans que ces derniers ne viennent semer le trouble dans la force normative des structures du travail au service d’un modèle capitaliste ultralibéral (Pinçon & Pinçon-Charlot, 2019). La crise sanitaire, qui n’a de toute évidence pas conduit à une refonte des codes du travail institués dans le monde d’avant, a, en revanche, contribué à changer la donne du côté des employeurs et surtout des travailleurs qui, par leurs discours et leurs comportements, comme par exemple le quiet quitting ou le soft ghosting, laissent entrevoir l’existence de nouvelles représentations du travail et de nouveaux rapports au travail et, a fortiori, un détachement vis-à-vis de la conception traditionnelle, capitaliste, du travail (Collin et al., 1980). La dichotomie entre, d’une part, un monde du travail d’avant, institué et prorogé par le haut et, d’autre part, un monde du travail d’après, constitué par le bas, est de nature à provoquer des évènements ou des phénomènes problématiques ainsi que l’illustre notamment l’impossibilité de satisfaire une offre de travail grandissante, en particulier dans certains secteurs (bâtiment, hôtellerie, restauration, santé, éducation…) malgré un taux de chômage qui reste élevé (plus de 7%).

Or, les contradictions (Piketty, 2020) ou les paradoxes (Honneth, 2006 ; De Gaulejac & Hanique, 2015) qui dynamisent et qui transforment dialectiquement le monde du travail ont nécessairement un impact sur la formation professionnelle. Le travail et la formation professionnelle sont, en effet, les deux facettes d’une même pièce : la formation donne accès au travail et le travail donne accès à la formation. Aujourd’hui, la formation professionnelle continue vise le développement des compétences et la montée en qualification des travailleurs et des demandeurs d’emploi en vue de garantir l’entrée dans le travail, le maintien et le retour au travail pour assurer la solidité et la continuité de la chaîne de production de la croissance économique (l’hypercroissance), et la ressouder au cas où elle viendrait à se briser. « Tout au long de la vie », elle apparaît clairement comme une réponse à la discontinuité des parcours professionnels entrecoupés de ruptures, de cessations d’activités brèves ou durables, de reprises avec ou sans changements de projets et d’orientations. Derrière ce modèle étatique, franco-européen, économiste de la formation (Haudiquet, 2010), institué par la loi du 4 mai 2004[1], renforcé en 2009[2], 2014[3] et 2018[4], depuis la crise sanitaire, se profilent de nouvelles réalités qu’il convient d’identifier et de comprendre et ce, dans la perspective de questionner et, le cas échéant, de reconcevoir les dispositifs de formation qui s’adressent aux travailleurs et aux demandeurs d’emploi. Dans un contexte où il n’est plus question de vivre pour travailler, ni même le cas échéant, de travailler pour vivre, les individus hypermodernes (Aubert, 2004), hyperindividualistes (Fleury, 2005) cherchent dans la mesure du possible (certes étroite) à vivre mieux en travaillant, quitte à renoncer à certains métiers ou types d’activités pénibles, chronophages, en mal de reconnaissance et peu rémunérateurs. Il en résulte des arbitrages de la part de ceux qui s’engagent dans la formation (Kaddouri, 2011), différents selon qu’ils le font de manière consentie ou subie (Haudiquet, 2010), entre des formations consommées et des formations désirées, dans l’hypothèse d’une reconversion professionnelle par exemple, entre des usages de la formation pour soi guidés prioritairement par un projet personnel et des usages pour autrui en fonction du projet de l’entreprise. Aux fins de répondre aux attentes nouvelles qui s’en dégagent, l’offre de formation elle-même évolue, notamment au regard de l’émergence de nouveaux métiers comme paysan-herboriste, agent valoriste des biens de consommation courante, animateur formation en technologies agricoles, etc. (France compétences, 2022). Les modalités de la formation ne sont pas en reste, avec un recours grandissant au distanciel et au temps court via le mobile-learning, le rapid-learning ou le flash-learning (Dennery, 2020).

Ces nouvelles réalités qui se manifestent dans le cadre de la formation professionnelle continue par des discours, des comportements, des stratégies, des actions sont autant de points d’ancrage d’une démarche de problématisation qui s’impose aux enseignants, chercheurs, enseignants-chercheurs, praticiens impliqués ou engagés dans une démarche réflexive sur la formation des adultes.

 

Les contributions attendues s’inscrivent dans la ou les thématiques suivantes. Si la formation professionnelle y apparaît comme un fil conducteur, elle peut être appréhendée selon différents angles disciplinaires.

 

Thématique 1 : Quelles formations pour quels emplois aujourd’hui et demain ?

Les transformations politiques, économiques et juridiques du monde du travail ont fait évoluer le modèle français de la formation professionnelle au point d’ébranler ses fondements paradigmatiques et ce, depuis la loi fondatrice de 1971[5]. L’incontournable relation entre l’emploi et la formation conduit à interroger la place et le rôle de la formation en regard de la valeur du travail, actuellement au cœur du débat social (Gelot & Teskouk, 2021). A quoi sert-il de travailler ? dans quelles conditions ? pour quels salaires ? jusqu’à quel âge ? Dès lors, pour quelles raisons se former ? à quels prix ? pour quels bénéfices ? jusque quand ? Les travailleurs n’ont-ils d’autre horizon que de se former tout au long de la vie pour produire le plus longtemps et le plus rentablement possible, comme le laissent entendre l’Etat français et l’Union européenne avec laquelle il fait corps pour élaborer in fine une politique européenne, économiste de la formation ? Existe-t-il une alternative, à l’extrême celle d’un non-emploi qui ne veut pas dire inactivité sociale (revenu universel) ou d’une formation non professionnelle (formation universelle), ou plus modérément, celle d’un emploi ou d’une formation professionnelle réellement choisi(e), épanouissant(e), et, pourquoi pas, contribuant dans le même temps au bien commun ? A cet égard, les nouveaux emplois dits « émergents » sont-ils annonciateurs d’une nouvelle ère du travail et de la formation (plus) libres et (plus) responsables ?

 

Thématique 2 : La formation professionnelle à l’épreuve de la disparité des visées et des projets : quelles compatibilités ? quelles conciliations ?  

L’envisager, c’est d’abord sortir des faux-semblants de liberté, celle de choisir son avenir professionnel comme le laisse entendre l’intitulé de la loi de 2018, à l’heure où le Compte personnel de formation (CPF) pourrait faire l’objet d’un ticket modérateur. C’est ensuite remettre en cause cet entre-deux ou ce « en même temps » qui associe abusivement l’éthique et la consommation, le lien de subordination et la réalisation de soi, la formation et le loisir, la connaissance et le jeu ludique, l’humanité et le numérique, etc. Au fond, c’est confronter la conception capitaliste, consumériste du travail et de la formation, distillée par les démocraties libérales occidentales, aux attentes, aux besoins de travailleurs-stagiaires reliés à des projets plus personnels que professionnels, à visée sociale, politique plus qu’économique. La différence voire parfois l’opposition des visées et des projets des acteurs qui sous-tendent les choix de dispositifs, d’actions et de prestations de formation conduisent à des situations qui heurtent le bon sens ou qui défient l’intelligibilité. Que penser des formations flash de quelques heures ou des formations courtes de quelques jours pour acquérir des connaissances ou développer des compétences nécessaires à l’exercice d’un métier notamment dans le cas plébiscité d’une reconversion professionnelle ? Qu’en est-il de la dimension relationnelle, « corporelle », inhérente à l’agir pédagogique face au dogme du tout digital ?

 

Thématique 3 : Faut-il retracer les frontières de la formation professionnelle ?

Dans l’effervescence post crise sanitaire, les tensions ou les écarts grandissants entre la politique et l’offre de formation, par ailleurs contrôlée, certifiée au prisme de la qualité et la demande sociale de formation conduiront-ils à une transformation en profondeur du monde de la formation professionnelle, sa hiérarchie d’acteurs, ses enjeux, ses règles du jeu ?  Les frontières, en tout cas, bougent : entre la vie privée et la vie professionnelle, de sorte que la formation n’apparaît plus essentiellement comme un droit attaché au travail, mais également et surtout comme un droit attaché à la personne, une sorte de garantie sociale ; entre la légalisation (législation) étatique et la normalisation « molle » de la formation professionnelle par la soft law (droit souple) qui gagne du terrain avec ses chartes, ses standards, ses labels privés ; le temps de travail et le temps libre dans le cadre duquel le salarié trouve à se former en fonction de son propre projet et au rythme qui lui convient, d’où le succès inattendu du CPF. Enfin, à l’occasion des dernières réformes de la formation professionnelle de 2014 et 2018, la certification semble être devenue l’un des maitres mots du système français de formation, visant soit les compétences et connaissances du travailleur (certification professionnelle), soit la capacité d’un prestataire de formation à dispenser une formation de qualité (certification qualité). Avec le développement des notions de référentiels, d’accréditation ou de labellisation (Desmoulins & Eppstein, 2020), ce recours normalement au cœur des pratiques du droit commercial renvoie à des caractéristiques juridiques communes : les certifications attestent que personnes comme formations « certifiées » possèdent certaines qualités dans lesquelles on doit légitimement avoir confiance. Mises en lien avec la réforme des dispositifs d’accès à la formation, notamment le CPF dont sont aujourd’hui titulaires 39 millions de personnes, ces évolutions de la certification ne participent-elles pas à la construction d’un marché d’une formation, devenue objet de consommation ? (Caillaud, 2019).

 

Bibliographie sélective :

Aubert, N. (dir) (2004). L’individu hypermoderne. Erès.

Caillaud, P. (2019). Formation professionnelle continue. Dalloz.

Collin, F., Dhoquois, R., & Goutierre, P.-H., (1980). Le droit capitaliste du travail. Presses universitaires de Grenoble.

De Gaulejac, V., & Hanique, F. (2015). Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou. Seuil.

Dennery, M. (2020). 18. Concevoir l’ingénierie multimodale. In M. Barabel, O. Meier, A. Perret & T. Teboul (dirs.), Le Grand Livre de la Formation : Techniques et pratiques des professionnels du développement des compétences (p. 431-464). Dunod.

Desmoulins L., & Eppstein, R. (2020). Accréditation et labellisation des diplômes du supérieur : l’autorité des systèmes de reconnaissance et symboles graphiques afférents. Etudes de communication, 55, 91-110.

Ehrenberg, A. (1995). L’individu incertain. Calmann-Lévy.

Ehrenberg, A. (1998). La fatigue d’être soi. Dépression et société. Odile Jacob.

Fleury, C. (2005). Les pathologies de la démocratie. Fayard.

Gelot, D., & Teskouk, D. (2021). 1971-2021. Retour sur 50 ans de formation professionnelle. Editions du Croquant.

Gouritin, A. (2019). Le startupisme. Le fantasme technologique et économique de la startup nation. FYP.

Haudiquet, A. (2010). Lectures juridiques de la formation des adultes : évolutions, enjeux.  TransFormations, 4, 153-165.

Honneth, A. (2006). La société du mépris : vers une nouvelle théorie critique (traduit par O. Voirol, P. Rusch & A. Dupeyrix). La Découverte.

Kaddouri, M. (2011). Motifs identitaires des formes d’engagement en formation. Savoirs, 1(25), 69-86.

Pinçon, M. & Pinçon-Charlot (2019). Le président des ultra-riches. Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron. La Découverte.

Piketty, T. (2019). Capital et idéologie. Seuil.

Piketty, T. (2020). Le capital au XXIe siècle. Points.

Supiot, A. (2005). Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit. Seuil.

 

Calendrier prévisionnel :

Mise en ligne de l’appel à contributions : 12 avril 2023

Réception des propositions d’article (résumé de 1400 mots) : 10 juillet 2023

Information aux auteurs de l’acceptation ou non de leur proposition d’article : 1er septembre 2023

Réception des articles : 30 octobre 2023

Retour des expertises et retour aux auteurs : 15 décembre 2023

Réception des articles définitifs : 15 janvier 2024

Dernières lectures et dépôt des articles sur le site de la revue : entre le 20 janvier et début mars

 

 

[1]  Loi n°2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social, J.O.R.F. du 5 mai 2004.

[2]  Loi n°2009-1437 du 24 novembre 2009 relative à l’orientation et à la formation tout au long de la vie, J.O.R.F. du 25 novembre 2009.

[3]  Loi n°2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale, J.O.R.F. du 6 mars 2014.

[4]  Loi n°2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, J.O.R.F. du 6 septembre 2018.

[5] Loi n° 71-575 du 16 juillet 1971 portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l'éducation permanente, J.O.R.F. du 17 juillet 1971.