Les transformations des métiers. Que peut la formation ?
Numéro thématique coordonné par :
Ioana Boanca, équipe Trigone, Centre Interuniversitaire de Recherche en Education de Lille (CIREL) – ULR 4354, Université de Lille (ioana.boanca@univ-lille.fr)
et Emmanuel Triby, Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Éducation et de la Communication (LISEC) – UR 2310, Université de Strasbourg (triby@unistra.fr)
1. Les transformations des métiers : de quoi parle-t-on ?
Déjà ancienne, la question des transformations des métiers a gagné en actualité avec « l’urgence » de la transition climatique et la nécessaire « écologisation des emplois et des compétences » (Sulzer, 2022) ; elle se décline dans les transitions professionnelles, démographiques. Il y a plusieurs manières d’envisager ces transformations, celles-ci pouvant d’ailleurs se recouvrir ou se croiser partiellement. La plus évidente est sans doute l’apparition de « nouveaux » métiers, ceux que l’on nous prédit qu’ils remplaceront, à terme assez rapproché, la majorité des métiers actuels : cela touche aux métiers en lien avec le numérique et la digitalisation, comme aux métiers de l’aide et de l’accompagnement. En fait, ces métiers totalement nouveaux ne semblent pas devoir être si nombreux que cela.
Plus souvent, le constat est fait qu’il s’agit davantage de nouvelles fonctions ou activités dans les métiers existants. Il y a ainsi des changements substantiels dans nombre de métiers liés au développement de nouveaux systèmes techniques ou à l’intégration de nouvelles fonctions sociales, de nouveaux publics, de nouvelles exigences de qualification. Ce sont là les changements essentiels, à notre sens, car ils modifient les conditions mêmes de l’activité. À cet égard, il convient de pouvoir saisir les changements réels et les plus formels, les changements nécessaires et ceux marqués par des intentions particulières, politiques notamment de nouveaux modèles de management dans l’industrie et les services : les conduites de changement, les missions transversales de coordination (Triby, 2023), les démarches d’optimisation (qualité, lean) (Boussard et al., 2020), les dispositifs de personnalisation dans la gestions des ressources humaines (Ganem et al., 2017), le développement d’un marché concurrentiel dans le secteur public (Linhardt et Muniesa, 2011), etc.
Il y a enfin des changements à bas bruit, dans des métiers largement ancrés dans nos sociétés mais subissant aujourd’hui les effets du parcours « civilisationnel » de l’individuation (Elias, 2004). Il s’agit de mutations qui se nourrissent de transformations sociales inscrites dans des évolutions longues que la transition actuelle invite à prendre sérieusement en considération : des changements d’attitudes et de comportements liés à des transformations du rapport au travail, à la santé, à soi (Coutrot et Pérez, 2022) ; des modifications des attentes et des désirs, liées à des évolutions de rapports de travail, des structures sociales et des appartenances. Tous les métiers en lien à la personne sont concernés par ces transformations/évolutions : l’éducation, la formation, la santé, le travail social, l’accompagnement des personnes, le management, mais aussi la défense, le journalisme, le droit et la justice, etc.
Analyser les transformations des métiers, c’est d’abord reconnaitre ce qu’il y a de normal dans ces changements ; en quoi ils s’inscrivent et déclinent des transformations plus profondes des activités professionnelles, voire du travail lui-même (Bourdu et al., 2019). C’est aussi tenter de repérer ce qu’il y a de normatif dans ces transformations des métiers ; en quoi cela suggère des normes d’activité nouvelles, qu’elles proviennent des institutions et des organisations, ou des collectifs et des individus eux-mêmes (Giraud et Perrier, 2022). Ce travail de mise en forme du nouveau dans les métiers est l’objet d’une activité de régulation à travers les branches professionnelles, leur organisme d’appui et de financements, et les instituts chargés d’en observer les mutations (Delanoë et al., 2020). Il convient de reconnaitre, enfin, qu’on ne peut trouver une définition juste de la notion de métier sans penser leur transformation (Dumortier et Mailliot, 2011).
2. En quoi cela intéresse la formation, la formation professionnelle et continue ?
Les transformations des métiers en cours invitent les sciences de la formation (Breton et Eneau, à paraitre) à s’interroger sur les savoirs et compétences en jeu dans ces transformations (Dupray et al., 2020) ; ce qui suggère de repérer les besoins d’apprentissages qui en découlent (Chatagnon et al., 2023). Cela implique notamment d’identifier des situations professionnelles significatives d’une évolution du rapport au savoir et à l’activité (Fournier et al., 2017 ; Mayen et Macler, 2018).
Les savoirs de la recherche sont susceptibles d’apporter un nouvel éclairage à ces transformations, en déployant des démarches potentiellement les plus ajustées pour analyser ces transformations. Ceci peut se faire en impliquant les acteurs dans ces démarches ainsi qu’en mobilisant concepts et théories pour améliorer les modes de compréhension des acteurs impliqués dans ces transformations et de leur engagement. Ainsi peut s’enrichir l’intelligibilité des environnements de travail dans ces métiers et de leur contribution au développement d’apprentissages capables de soutenir les transformations.
3. Que peut la formation ?
Entrer dans ce dossier, par les sciences de la formation, c’est d’abord oser répondre ainsi : peut-être rien... ou pas grand-chose… notamment si l’on entend par formation professionnelle, la « forme stage » même actualisée, ou la formation plus longue, diplômante ou qualifiante. Cette relative inadéquation entre les besoins en compétences et l’offre de formation est révélée par les « métiers en tension » et leur traitement par la formation (Coupié et Gascet, 2023 ; Paddeu et Veneau, 2023).
Cependant, la formation, on le sait bien, peut prendre d’autres formes, fonctionner selon d’autres modalités. Il y a les formations en situation de travail, avec différentes articulations entre l’instance productive et l’instance proprement « constructive » (Bégon et Duclos, 2021). La formation peut également résulter de l’implication dans des projets de recherche-intervention collaboratifs, entre professionnels et chercheurs. Enfin, mais cela n’est pas exhaustif, la formation peut se nicher et éclore dans la conception même et la mise en œuvre des environnements et des rapports de travail : entreprises formatrices, organisations apprenantes, environnements capacitants (Collard-Bovy et al., 2022).
Cette « expérience augmentée » de la formation comporte un double mérite : pouvoir identifier les savoirs qui ont de la valeur et font valeur pour les différents partenaires impliqués dans ces métiers (employeurs, groupes professionnels, associations, etc.), et ainsi repérer les apprentissages attendus, possibles, requis ; revisiter la notion même de métier sous l’angle de sa capacité à inspirer et donner corps à d’autres modèles de conception de la formation. Ces « savoirs-valeurs », ce sont ces connaissances et compétences qui constituent littéralement l’économie, mais également, souvent en tension avec les premiers, ces modes de saisie intellectuelle et sensible du monde qui nous aident à prendre position dans ce monde (Schwartz, 2021).
Dans cette perspective, s’ouvrent quelques questionnements :
- Selon quelles modalités, la formation peut être conçue et mise en œuvre pour « accompagner » cette évolution et ces transformations des métiers ? La question du devenir du lien emploi – expérience – apprentissage est interrogée (Melnik-Olive et Guillemot, 2020 ; Lefresne, 2023) ; c’est un lien éminemment politique, compte tenu du poids de valeurs et des biens communs (El Mouhoub, 2010) impliqués pour (s’)orienter dans ces changements, d’un côté, du mode d’organisation de nos activités et de leur gouvernance pour actualiser ces changements, de l’autre.
- Dans cette perspective, quelles sont les configurations d’acteurs repérables pour activer le développement des personnes, avec quelles implications pour la recherche sur la formation (Albero, 2017) ? Il s’agit d’imaginer des ingénieries sociales et des démarches de recherche (participative, coinscientisante) propres à instruire ce besoin social de transformation des métiers (Broussal et al., 2018).
- Une alternative ancienne semble aujourd’hui dépassée : ce n’est plus tant former pour travailler ou former pour émanciper, mais plutôt former pour travailler et former dans la perspective d’un développement durable partagé (Sulzer, 2022). Mais au-delà des intentions affichées, forme-t-on réellement dans une perspective de développement durable ? Avec des métiers transformés, se dessine le politique de la formation : ce qui mérite notre attention collective, ce qui fait valeur pour un vivre ensemble durable (Morizot, 2020);
- Identifier les orientations des politiques de la formation au fondement de ces changements : la question sociale identifiée (un besoin social et sociétal) ; les intentions du pouvoir politique (la formation n’est qu’un instrument, un dispositif) ; le lien avec les autres politiques sociales (santé, emploi…) ; la dimension collective de la formation (Champy-Remoussenard, 2014). En quoi les changements du droit de la formation vont dans le sens de la transformation des métiers ?
- Repérer les effets des changements de secteur de la formation (différenciation des métiers de la formation et de l’orientation, poids des certifications, dissémination de l’offre, numérisation…) sur les transformations professionnelles en cours et notamment les transformations des métiers : identifier les transformations de la formation autour de la relation de formation et du rapport au savoir (Breton, 2023).
Les contributions devront être centrées autant que possible sur un métier particulier (« nouveau », en transformation, en mutation invisible). Une première entrée consistera à décrire au mieux la dimension de transformation en cours. Dans un deuxième temps, seront repérés les savoirs en jeu et les manières de les traduire en compétences dans des configurations sociocognitives et professionnelles inédites. Ainsi, pourront se dessiner et s’analyser la part de la formation et plus nettement les modalités que la formation peut prendre pour les accompagner. Ces contributions seront l’occasion de valoriser des recherches en cours, ou d’apporter un nouveau regard et ainsi ouvrir de nouvelles perspectives scientifiques et épistémiques à des recherches déjà abouties. Des contributions portant sur des recherches réalisées aussi dans les pays francophones et celles de l’Union européenne seraient appréciées.
Références bibliographiques :
Albero, B. (2017). La possibilité d’un commencement : la rencontre entre dispositions et configurations, Éducation permanente, 210, 27-38.
Bégon, E. et Duclos, L. (dir.) (2021). Dossier : l’AFEST, cadrage et débordements, Éducation permanente, 227.
Bourdu, É., Lallement, M., Veltz, P. et Weil, T. (dir.) (2019). Le travail en mouvement. Paris : Presses des Mines.
Boussard, V., Dujarier M.-A. et Ricciardi F. (2020) (s/d) Les travailleurs du management. Acteurs, dispositifs et politiques d’encadrement. Toulouse : Octarès.
Breton, H. (coord.) (2023). Dossier : les métiers de la formation à l’épreuve du travail, Éducation permanente, 234-235.
Breton, H. et Éneau, J. (coord.) (à paraitre) Dossier. Les sciences de la formation : enjeux épistémologiques, disciplinaires et politiques, Phronesis.
Broussal, D., Bonnaud, K., Marcel, J.-F. et Sahuc, Ph. (dir.). (2018). Recherche(s) et changement(s) : dialogues et relations. Toulouse : Cépaduès.
Champy-Remoussenard, P. (2014). Des dimensions collectives comme dimensions génériques du travail humain et leurs déclinaisons dans des activités d’enseignement partenariales, Questions vives, 21.https://doi.org/10.4000/questionsvives.1534
Chatagnon, A., Fournier, C., Kogut-Kubiak, F. Marion-Vernoux, I. et Sgarzi, M. (2023), Les apprentissages dans le travail des jeunes peu qualifiés. Étude comparative Argentine, France, Maroc, Sénégal, Céreq, Études, 43, 2023.
Collard-Bovy, O., Jézégou, A. et Viron, F. de (coord.) (2022). Adultes et formation. Penser et agir autrement, Presses universitaires de Louvain.
Couppié, T. et Gascet, C. (2023). Métiers en tension : les jeunes peuvent-ils être une réponse, Bref, Céreq, 446.
Coutrot, T. et Pérez, C. (2022). Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, Paris : Seuil.
Delanoë, A., Quintero, N. et Valette-Wursthen, A. (2020). Observatoires prospectifs des métiers et des qualifications : l’âge de la maturité, Bref, Céreq, 398.
Diagne, M. et Donne, V. (coord.) (2021) Quelle place pour les compétences dans l’entreprise ? Rapport, France Stratégie.
Dumortier, A-S. et Mailliot, S. (2011). Métier : une notion en transformation ? Mémo, 51, ORM.
Dupray, A., Gascet, C. et Lefresne, F. (coord.) (2020) L’entreprise rend-elle compétente ? Céreq Essentiels 02, Céreq.
El Mouhoub, M. (2010) La connaissance, un bien public mondial. Économie et Management, 136, 31-37.
Fournier, C., Lambert, M. et Marion-Vernoux, I. (2017). Le travail au cœur des apprentissages en entreprises, Bref, Céreq, 353.
Elias, N. (2004). La société des individus, Paris : Pocket, 2ème édition.
Ganem, V., Lafuma, E. et Perrin-Joly, C. (2017). (s/d) Interroger les nouvelles formes de gestion de ressources humaines : dispositifs de personnalisation, acteurs et effets. Toulouse : Octarès.
Giraud, O. et Perrier, G. (2022). Politiques sociales : l’état des savoirs, Paris : La découverte.
Gomez, P.-Y. (2016). Intelligence au travail. Paris : Desclée de Brouwer.
Lefresne, F. (2023). L’entreprise face à l’enjeu de compétences : ce que nous enseignent les travaux du Céreq, Céreq Études, 48.
Linhardt, D. et Muniesa, F. (2011). Tenir lieu de politique : les paradoxes des politiques d’économisation, Politix, 95, 7-21.
Mayen, P. et Macler, S. (coord.) (2018). Dossier : travailler et des former, Éducation permanente, 216.
Melnik-Olive, E. & Guillemot, D. (coord.) (2020). Formation continue et parcours professionnels : entre aspirations des salariés et contexte de l’entreprise. Coll. Échanges, Céreq, 15.
Morizot, B. (2020). Manières d’être vivant, Arles : Actes Sud.
Paddeu, J. et Veneau, P. (2023), Les mondes pluriels de la formation des demandeurs d’emploi, Bref, Céreq, 440.
Schwartz, Y. (2021). Travail, ergologie et politique, Paris : La dispute.
Sulzer, E. (2022). De la Responsabilité Sociale de l’Entreprise à l’écologisation : des chemins de traverse ?Working Paper, Céreq, 12.
Triby, E. (2023) La coordination en travail social : un avatar du management transversal. Éducation et socialisation, 68, 243-265.
Calendrier :
Mise en ligne de l’appel à contributions : 20 mars 2024
Réception des propositions d’article (résumé de maximum 1400 mots) : 1 juin 2024
Information aux auteurs de l’acceptation ou non de leur proposition d’article : 1er juillet 2024
Dépôt des articles sur la plateforme par les auteurs : 15 octobre 2024 au plus tard
Retour des expertises aux auteurs : 15 décembre 2024
Envoi par les auteurs de la 2nde version de leur article à la revue le 20 janvier 2025
Réception des articles définitifs : 15 mars 2025
Publication prévisionnel du numéro en ligne : entre fin avril et fin mai 2025
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